Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Le Spectacle du Monde

Hors série N°18 : Le musée du quai Branly Janvier 2006 (six mois avant l’ouverture)

« Un musée conçu comme une terre d’accueil »

Entretien avec Jean NOUVEL, architecte mandataire du musée du Quai Branly
Propos recueillis par Hugues DEMEUDE


Vous aviez concouru pour la réalisation d’un Centre de conférences internationales qui devait se dresser au même endroit. Cela vous a t il aidé dans la création du projet ? Aviez-vous conservé un certain esprit des lieux ?

Je connaissais les lieux mais il n’y a pas de points communs. Le Centre de conférences internationales que j’avais conçu, c’était l’affirmation d’un bâtiment public, un peu d’apparat, avec un accueil très officiel et une terrasse énorme qui venait sur la Seine.
Ici il s’agit d’un programme d’une nature très particulière. J’ai voulu créer une sorte de territoire ad hoc, au cœur d’un grand jardin doté d’une réelle épaisseur végétale, dans lequel les objets des civilisations non occidentales puissent conserver une part de leur mystère. En imaginant une grande galerie muséographique symboliquement située au milieu de la nature, je créé ici le premier bâtiment public de cet ampleur qui n’a pas de lecture extérieure directe puisque la façade du musée du Quai Branly, sans parvis, sera cachée au milieu des arbres. Donc par rapport au Centre de conférences internationales, on a quelque chose de l’ordre de thèse anti-thèse. Ce musée est un bâtiment qui n’est pas triomphant. Il ne s’impose pas dans la ville comme un bâtiment dans lequel tout le monde doit savoir immédiatement ce qui s’y passe. C’est plutôt une terre d’accueil.

Le cahier des charges du concours défini par les maîtres d’ouvrage vous a-t-il aidé à saisir les désirs et les souhaits qui irriguaient la commande ? Vous est-il apparu suffisamment contraignant ?

Un architecte dans un concours international essaye de comprendre l’esprit du projet. Ce programme du Quai Branly c’était d’abord un projet parisien. Introduire un bâtiment de cette taille à cet endroit revenait à se questionner sur son sens dans le contexte du quartier et de la ville. Il fallait tirer profit de cette situation exceptionnelle au centre de Paris, à proximité de la Tour Eiffel, avec un panorama impressionnant sur le Grand Palais, Montmartre et le Trocadéro. L’option que j’ai prise c’est d’insérer cette grande galerie, tout en douceur, en suivant la courbe de la Seine. C’est la deuxième fois que je choisis cette option parallèle à la Seine, après l’Institut du monde arabe.
Une fois cette question réglée, il fallait surtout faire du sens par rapport à un programme dont le contenu réclamait beaucoup d’attentions. Ainsi, j’ai choisi de traiter la grande galerie de la façon la plus mystérieuse ! J’ai voulu que ce soit une galerie des esprits, de tous les esprits liés à ces objets si fortement symboliques pour ces civilisations. J’ai donc souhaité que l’architecture de ce musée ne soit pas une architecture high tech, européenne, occidentale. Je voulais qu’elle soit plus en harmonie avec la nature des œuvres qui arrivaient ici, qu’elle soit dans une sorte de compatibilité. Cette architecture un peu brune qui s’insère dans un paysage joue avec le végétal, le bois, et différentes couleurs. Par exemple, nous avons d’emblée cherché à introduire les oeuvres d’artistes aborigènes qui ont travaillé sur les plafond du musée et sur les façades extérieures de la rue de l’Université. Autrement dit, c’est un peu leur maison aussi.

Une des requêtes réglementaire du programme exigeait la prise en compte d’un jardin d’un demi hectare, ce qui semblait diminuer d’autant une surface constructible déjà assez réduite. Or vous en avez proposé le double. Pourquoi ?

Parce que l’option que j’ai prise revient à dire que le jardin constitue mes principales façades. Et qu’il fallait aussi créer le désir de venir ici. Cet espace là devait être très attractif, dans un esprit de complémentarité avec le Champs de Mars. J’ai donc choisi de développer les espaces publics au maximum : en particulier de faire courir la Grande galerie à quinze mètres au-dessus du sol, sur pilotis, et de faire passer le jardin sous le bâtiment. En collant tous les éléments de programmes liés à l’administration, aux ateliers, ou encore au hall d’entrée contre les bâtiments haussmanniens mitoyens situés à l’Ouest du site, j’ai libéré complètement tout le jardin. C’est vrai qu’à première vue ici il y a eu une incitation urbaine à construire plutôt en périphérie, sur l’ensemble du périmètre le long de la rue de l’Université et du quai Branly. Mais c’est une option qui ne me convenait pas, car cela aurait voulu dire que les jardins étaient cachés, comme une sorte de patio intérieur. Alors que là, j’ai voulu que le jardin appartienne à la ville. Ce jardin dilaté au maximum est effectivement l’un des éléments forts de ma prise de position dans le projet.

L’objectif des maîtres d’ouvrage était clair : construire un bâtiment qui propose une offre architecturale radicalement nouvelle tant au niveau de sa volumétrie que de son fonctionnement. Cette ambition vous a-t-elle donné du mordant ?

Pour moi chaque projet est une aventure, et répond à une vraie spécificité ! Or il y avait tout un tas de raisons de trouver des solutions différentes de celles qu’on voit habituellement. Le simple fait de choisir de se mettre au milieu du site sur pilotis, de développer une énorme terrasse, d’installer des murs de verre pour jouer sur la transparence, de déployer des extensions sur le côté à partir d’une galerie de 250 mètres de long : cela m’a créer un vocabulaire qui était inattendu pour tout le monde, à la limite même pour moi au début ; je ne savais pas ce qui allait sortir de là.

Ce n’est tout de même pas le stylo qui a dicté le dessin…

Non ce n’est pas mon genre, je ne cours jamais après mon stylo (rires) ! C’est vrai que certains projets prennent de l’épaisseur, et s’inventent aussi au fur et à mesure qu’on les dessine, parce qu’il y a beaucoup de projets dans le projet. Mais en règle général, je travaille beaucoup sur l’analyse, souvent en concertation avec des conseillers et des personnes de mon agence. Ce sont des discussions animées pour trouver toutes les bonnes raisons de faire comme ci plutôt que comme ça.
Je suis quelqu’un qui se bat depuis longtemps contre le style international, contre ce que j’appelle maintenant l’architecture générique. Donc je ne voulais pas qu’il y ait ici un bâtiment qui soit une sorte de parachutage, qui vienne d’on ne sait pas où et qui ne soit pas en relation avec le lieu. A l’occasion d’une exposition qu’on vient de me consacrer à Louisiana au Danemark, j’ai rédigé un manifeste qui prend position assez violemment en faveur des architectures d’émotion qui savent comprendre où elles sont, des architectures de liaisons avec l’épaisseur de l’air, avec le végétal, avec l’histoire des lieux, avec la géographie. Une architecture comme celle du Quai Branly est la conséquence de cette attitude là.
Par rapport à ce que vous disiez sur le fait de suivre le stylo, ce qui peut arriver c’est qu’on adapte telle solution ou telle autre en fonction des opportunités techniques quand on fabrique le bâtiment ; le bâtiment lui-même n’est pas figé, par contre les options générales sont fortement préméditées.

Avec ce le jardin exubérant, la longue rampe d’accès, la lumière très feutrée dans le parcours muséographique, avez-vous souhaité mettre en retrait ces cultures non occidentales par rapport à l’espace urbain, à distance du monde contemporain ?

Le mot « retrait » ne convient pas. J’ai voulu les mettre si ce n’est dans un cocon, du moins dans un espace particulièrement fait pour elles. Un endroit qui tâche de les comprendre et de les accueillir. Il y a ici - dans le vocabulaire architectural employé mais aussi dans le développement de ce grand jardin - une façon de créer un mystère et de façonner un lieu protégé.
Ce n’est donc pas une mise à distance, une mise à l’écart. A l’inverse nous avons fait en sorte de créer une très grande attractivité pour aller voir ce qui se passe ici. Dans la notion de mystère, il y a la notion de désir. Donc c’est un lieu d’une grande singularité, je l’espère, et à partir de là il y a cette volonté de créer le désir de pénétrer ce territoire.

Avez-vous souhaité dérouter, dépayser le visiteur dans sa pratique ?

Il y a un dépaysement qui est lié peut-être à la nature du jardin et des espaces à découvrir, mais en même temps il y a une forte acceptation du lieu et une forte volonté d’appartenir à Paris. Sur la terrasse ou à l’intérieur du musée vous voyez la Tour Eiffel, la Seine, vous sentez que vous êtes au cœur de Paris. C’est le paradoxe en fait.

Il y a une volonté de faire cheminer le visiteur, de l’impliquer physiquement dans la découverte du musée…

Effectivement. Il y a beaucoup d’éléments très symboliques : la façon de traverser tout le jardin, de contourner le musée par un rétrécissement pour y entrer, et puis d’emprunter une grande rampe de 180 mètres appelée « la remontée du fleuve », avant de finalement arriver dans la grande galerie.
Une fois dans cette galerie, il faudra se promener pour aller dans une des mezzanines ou dans l’espace des expositions temporaires. C’est donc un lieu fait pour être pénétré, visité ; un lieu où des sinuosités et des symboles ont été créé dans les parcours. Le visiteur se pose des questions, et sent qu’il n’est pas dans un musée d’art moderne tel qu’on les conçoit aujourd’hui dans la plupart des grandes villes planétaires.

En quoi votre bâtiment peut-il être considéré comme non conventionnel, voire non muséifiant ?

C’est le fait que nous avons travaillé pour ce musée autour d’une collection. Ce qui est rare maintenant. Nous présentons près de 4 000 objets dans les galeries ! Par exemple, les volumes que j’ai sorti sur la façade Nord - ces sortes de boîtes colorées qui viennent s’incruster dans les arbres – sont là pour mettre en valeur des objets vedettes dans des ambiances à chaque fois très spécifiées. On travaille vraiment autour de ces objets pour les protéger, et les mettre dans la situation la plus communiante possible.
L’intérieur du bâtiment est très atypique justement parce que nous sommes à l’opposé de ce qu’on voit dans la plupart des musées aujourd’hui ; musées modulaires qui ont une sorte de flexibilité de trames sur lesquelles on peut tout changer, et qui ont souvent des vocabulaires très proches les uns des autres. Il y aura par exemple une forte différence entre les expositions temporaires situées au niveau du jardin, qui seront dans des tons très blancs, et toute la grande galerie qui elle restera dans une semi pénombre pour préserver une dimension mystérieuse. Donc cela effectivement ne correspond pas tellement aujourd’hui à l’image stéréotypée du musée.

D’un côté vous avez dessiné un espace muséographique curviligne, aérien, et de l’autre, des réserves en sous-sol qui sont compactes, orthogonales, tracées au cordeau. Vous avez joué sur les deux tableaux ?

Dans le projet du concours les réserves en sous-sol devaient être visitables. Mais on s’est rendu compte que c’était très compliqué et, du reste, elles ne le seront pas pour l’essentiel, même si l’on a organisé l’accès au musée autour d’un grand silo, (qui est une réserve en forme de grand cylindre de verre dans lequel sont rangés tous les instruments de musique).
Mais dans les réserves aux sous-sols, il y a quand même 300 000 objets… c’est une énorme chose. Ce que j’ai souhaité, c’est que le visiteur garde un imaginaire de cela et qu’il puisse percevoir à travers des perspectives toute l’organisation et la gestion autour de ces collections. On pourra donc voir ces réserves en profondeur depuis plusieurs endroits dans le musée.

Etant donné le nombre important d’intervenants sur le chantier votre rôle dans la maîtrise d’œuvre a-t-il été - en tant qu’architecte mandataire - particulièrement lourd et compliqué ?

Lourd, compliqué et long ! Car il s’agit d’un projet où il y a beaucoup de techniques employées, beaucoup de vocabulaires. Ce n’est pas du tout un projet à partir d’un élément qui est extrapolé et répété comme on le voit souvent. La coordination avec les ingénieurs en particulier, et les différents autres partenaires a été complexe. D’autant que le délai de réalisation a été court : j’ai gagné le concours en 99 et le bâtiment est inauguré début 2006, pour un grand projet c’est court !

On peut en fait considérer qu’il y a plusieurs ouvrages dans ce musée, chacun ayant un caractère architectural bien singulier…

Si on regarde les entités architecturales, on peut dire qu’il y a les immeubles Branly et Auvent, liés essentiellement à l’administration, qui sont dans la continuité du demi bloc haussmannien situé sur le quai Branly ; ce sont des bâtiments qui jouent essentiellement sur le matériau végétal avec le mur de végétation réalisé par le botaniste Patrick Blanc. Il y a une autre entité évidente, c’est celle de la grande galerie, qui s’appuie elle aussi sur les immeubles haussmanniens et court sur 250 mètres de long ! C’est l’élément majeur. Il y a troisième entité qui est l’immeuble de la rue de l’Université, essentiellement lié aux ateliers de restauration et à la librairie, sur lequel sont intervenus les artistes aborigènes. Un autre élément a pris nettement son identité à travers le restaurant qui, avec sa coupole qui vient se poser sur la terrasse, est le point culminant du bâtiment. Mais il y a aussi une entité caractéristique fondamentale : c’est le jardin dessiné par Gilles Clément ! Le jardin n’est pas un accompagnement mais un élément majeur de la composition architecturale. Tout est lu à travers ce filtre.

N’est ce pas la première fois que vous vous trouvez devant un tel cas de figure avec autant de lots de maîtrise d’œuvre à gérer ?

Dans chaque projet c’est toujours la première fois que je me retrouve confronté à un tel cas de figure (rires) ! C’est ma philosophie de base. Disons que c’est mon troisième bâtiment parisien, mon troisième bâtiment culturel. Le premier c’était l’Institut du monde arabe, le deuxième la fondation Cartier, qui avaient de fortes spécificités. Le troisième c’est le musée, et je crois que les trois ne se ressemblent pas ! Les trois n’ont rien à voir. C’est ici un magnifique programme, sur un magnifique site. Quand on se retrouve face à cela, disons le clairement et sans emphase, c’était l’une des grandes occasions de ma vie !

La charpente de 3 500 tonnes est très massive, cossue, avec 600 000 barres d’acier assemblées. Les plans de la structures sont-ils complexes ?

La charpente est tout sauf complexe. On aurait pu la faire comme cela il y a déjà cent ans. On a donné très peu de contraintes à l’entreprise pour faire cela. On peut même dire que ce bâtiment n’est pas high tech ; c’est lié à son thème, je ne voulais pas d’une telle architecture. C’était du reste assez frappant quand le musée était en cours de construction. On pouvait voir des similitudes entre la Tour Eiffel et la première charpente qui était en dessous. Ce que je voulais c’était plutôt créer l’épaisseur de ce support dans lequel pouvait passer toute la technique, mais sans une énorme précision du dessin de la structure ; à la limite que ce soit comme cela ou autrement cela pouvait bien aller. Le bâtiment joue sur une esthétique assez simple. C’est beaucoup plus libre qu’à l’Institut du monde arabe ou à la fondation Cartier. Je tenais à cette notion de liberté.

En disant cela vous anticipez les critiques en provenance des ambassadeurs d’une architecture soucieuse de révéler une structure high tech, modernisante…

Dans le genre « révélation de la structure », cela fait longtemps qu’ils peuvent s’en prendre à moi ! Je pense que l’évolution de l’architecture fait qu’au début du 21e siècle la belle poutre est un système dont on est un peu fatigué ! Pour moi ce sont surtout les dimensions sensibles et symboliques qui importent dans un bâtiment. Bien plus que la mise en avant de ses qualités constructives au sens où l’élément constructif constituerait l’esthétique et la partie la plus émouvante du bâtiment. Cela peut toujours exister mais ce n’est plus ce qui correspond à ce qu’on recherche aujourd’hui.

Vous avez donc voulu que l’implantation des poteaux pilotis sur lesquels reposent les planchers se fasse de façon apparemment aléatoire ?

Tout à fait. Si vous regardez les poteaux, ils ont une taille différente et on a l’impression qu’ils tombent n’importe où. Par rapport à tous les arbres du jardin, le bâtiment lui-même ne doit pas donner ses propres lois. Il faut les cacher. Si l’on veut créer ce mystère, cette sensation de liberté, cela passe par des principes qui peuvent apparaître comme peu rigoureux mais qui en fait sont évidemment le fruit d’une volonté assez précise.

Vous avez beaucoup travaillé sur l’habillage du musée, au niveau de la menuiserie intérieure, sur les sols, les parquets, le plafond, les doublages. Avez-vous souhaité résolument miser sur la vêture du bâtiment ?

La plupart des éléments architecturaux se trouvent être des éléments qui ont une dimension descriptive, symbolique ou connotative. Ce qui est important c’est toujours de relier la nécessité architecturale à quelque chose de plus. Faire feu de tout bois. De la structure de la façade Nord avec des croisillons de bois, jusqu’aux brises soleil aux allures d’écailles de poisson sur la façade Sud, chaque composant architectural est le prétexte à évocation.

Vous semblez vouloir être en rupture totale avec tout ce qui pourrait s’apparenter à une référence au colonisateur dominant, en refusant par exemple tout matériau préfabriqué. Etes vous allé jusqu’à vouloir repenser ce que peut être une plainte, une assise, un encadrement de porte… Ne faut il pas voir précisément ici votre nouveau vocabulaire ?

Cela je l’avais clairement annoncer lors du concours ; j’ai dit que j’allais faire un bâtiment qui soit spécialement dédié à ces cultures. Je veux que dans cette grande galerie l’esprit de ces cultures puisse se perpétuer ; je veux que ce soit un don à ces cultures. Je ne veux surtout pas qu’elles se sentent capter, enfermer, emprisonner là. Tous ces efforts c’est pour les mettre chez elles. Pour qu’elles se sentent dans un endroit qui leur est fortement dédié et qui est un hommage total !

Ce musée porte l’idée que « tous les chefs d’œuvres du monde entier naissent libres et égaux en droit » comme le défendait Jacques Kerchache. Connaissiez-vous son engagement et vous êtes vous senti le porteur de ce message ?

Bien sûr, je le connaissais personnellement. Les conversations que j’ai eues avec lui ont sûrement du influencer ma position par rapport à cela. C’est peut-être davantage du domaine de l’inconscient que du conscient, mais puisque vous me posez la question…il est certain qu’il y a ici la volonté de donner à ces civilisations et à ces témoignages une noblesse qui leur était souvent refusé préalablement.

Hugues Demeude