Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


MUSEART VOYAGES (février 2000)

Guadalquivir : le miroir de l'Andalousie.

Son nom, chargé de sensualité et de noblesse, dont les sonorités chaloupées évoquent avec brio autant sa nature dispendieuse que sa sinueuse physionomie, porte l'empreinte des temps où les Maures régnaient sur Al-Andalus. Le "wadi al-kabir", autrement dit le grand fleuve, que les arabo-musulmans découvrent à partir de 710 après avoir débarqué sur les côtes méridionales de la péninsule ibérique depuis l'Ifriqya et le Magrib (l'Afrique du Nord) restera, longtemps après leur départ provoqué par la reconquête des rois catholiques qui s'achève avec l'occupation de l'Alhambra de Grenade le 1er janvier 1492, ce fleuve chevaleresque mis "au-dessus de toutes les rivières du monde par les espagnols", comme en témoigne le père Jean-Baptiste Labat au tout début du XVIIIè siècle dans son Voyages en Espagne et en Italie.

Un fleuve chevaleresque
Prenant sa source dans les sierras de Cazorla et Segura, au coeur de montagnes enchevêtrées aux pics escarpées de l'est de l'Andalousie, le Guadalquivir sillonne sur plus de 650 km l'ample vallée qu'il a contribué à creuser entre la sierra Morena au Nord et la cordillère Bétique au Sud, et ce jusqu'à l'embouchure de son delta ouvrant sur l'Atlantique. Le Guadalquivir s'inscrit comme un élément déterminant dans la genèse des paysages andalous mais aussi comme un arrière plan toujours présent dans l'histoire de ceux qui les ont fait leur. Conquête des Romains, invasion des Maures, reconquête des Catholiques, le fleuve a été le témoin de nombreux mouvements de troupes, et même le théâtre de certaines batailles. Non loin de la ville qui vit disparaître en 1591 St Jean de la Croix, Ubeda, caractérisée par un style Renaissance aux nuances raffinées mais aussi par quelques vestiges musulmans et mudéjars rappelant qu'elle était une importante cité au temps de la domination arabe, et à proximité de Baeza, qui a pris son essor et vu se construire églises et palais à partir de la reconquête, s'est déroulé en 1212 la fameuse bataille de Las Novas de Tolosa. Une coalition des armées de Leon, de Castille, d'Aragon et de Navarre a fait alors subir aux armées andalouses une mémorable défaite, qui marqua la fin de la domination musulmane. François Bertaut évoque en 1659 cet épisode dans son Journal du voyage d'Espagne : "A gauche sont les villes de Bacca (Baeza) et Dubeda (Ubeda), et non loin de là est l'endroit où se donna la batalla de las navas de Toloza, où les Mores d'Afrique qui étaient venus secourir ceux d'Espagne, étant défaits, s'en retournèrent avec leur miramolin ( le commandeur des croyants), et ne revinrent plus jamais en Espagne. Là nous passâmes le Guadalquivir sur un pont qu'ils appellent la puente del Obispo, le pont de l'Evêque". Il ne restera en fait aux musulmans à l'issu de cette bataille qu'un dixième du territoire d'al-Andalus, dans lequel ils se maintiendront deux siècles et demi. En cet endroit, où s'est écrite une page essentielle de l'histoire de l'Andalousie, le Guadalquivir est encore menu et ce puente del Obispo, qui est aujourd'hui toujours robuste, n'a besoin que de trois piliers pour l'enjamber. Ce qui est donc sans commune mesure avec les quinze piliers du puente Romano (pont romain), long de 200 mètres, que le fleuve retrouve à Cordoue après avoir cheminé dans une campagne aux vallons recouverts d'oliviers et de champs de coton, s'être laissé rejoindre par de nombreux affluents et avoir traversé de ravissants petits villages brillants de blancheur comme celui de Montoro. Le Guadalquivir entretient une relation privilégiée avec Cordoue puisque cette cité a été il y a mille ans, au temps de la grandeur du Califat qui s'est perpétué de 929 à 1031, la première de la péninsule à concentrer autour de ses rives plusieurs centaines de milliers d'individus, dépendants directement pour leur subsistance des ressources du fleuve. Aucune des villes de l'Andalousie arabe de cette époque, pas même Séville qui était alors un centre urbain mineur, n'était en mesure de rivaliser avec Cordoue, dont la grande mosquée construite dès la fin du VIIIè siècle reste un symbole de grandeur et de beauté. Témoignant d'une parfaite maîtrise de l'hydraulique, les Cordouans s'ingénièrent à installer des systèmes de canalisations, des moulins à eau, des procédés d'irrigation qui contribuèrent à améliorer l'organisation d'une cité sous l'emprise d'un soleil martial, et par la même à favoriser le rayonnement politique et économique de celle qui fut souvent comparée à la Byzance du monde méditerranéen. A l'image du vieux moulin planté dans le Guadalquivir que l'on peut observer depuis le pont romain à hauteur du bastion de la Calahorra, le patrimoine associé aux anciennes pratiques d'un quotidien alors tourné vers le fleuve est encore partiellement présent. Beaucoup plus tard, quand au XIXè siècle Prosper Mérimée séjourne dans cette ville qui n'est plus alors qu'une capitale provinciale, le fleuve garde encore son pouvoir d'attraction, mais pour d'autres raisons : "A Cordoue, vers le coucher du soleil, il y a quantité d'oisifs sur le quai qui borde la rive droite du Guadalquivir.(...) Quelques minutes avant l'angélus, un grand nombre de femmes se rassemblent sur le bord du fleuve (...), se déshabillent et entrent dans l'eau. Alors ce sont des cris, des rires, un tapage infernal. Du haut du quai, les hommes contemplent les baigneuses, écarquillent les yeux, et ne voient pas grand chose". Les nymphes pouvaient se sentir en sûreté dans les bras du fleuve : des temps glorieux il conservé en mémoire les manières des chevaliers servant.

Une voie de communication aménagée
A 65 ans, Juan regarde couler le Guadalquivir à proximité de sa maison de Montoro avec l'insistance du pêcheur à l'affût. A la manière andalouse, c'est à dire avec chaleur et engagement, il commence à raconter son fleuve : "Aujourd'hui, c'est fini, on ne peut plus se baigner. Quand le soleil est trop fort en été, les enfants doivent aller à la piscine. L'eau est devenue trop sale. Elle est même parfois polluée par les usines de Andujar qui sont juste sur ses rives. C'est facile à voir, on voit alors flotter des tas de poissons. Mais cela ne nous empêche quand même pas de pêcher de belles carpes !". Le fleuve qui, au gré de ses méandres voluptueux caractéristiques de la haute vallée, du corridor végétal né des arbres multiples poussant à ses abords, et de tableaux romantiques qu'il donne à admirer comme celui du château fort d'Almodovar del Rio surplombant depuis son massif granitique ce fier cours d'eau qu'empruntaient jadis les embarcations allant de Cordoue à Séville, peut assurément apparaître sauvage et bucolique. Pour autant, s'arrêter à cette impression reviendrait à oublier qu'il n'a pas été exempt de pollution, d'aménagements et de raccourcissements. On comte par exemple 52 retenues d'eau sur l'ensemble du bassin du Guadalquivir, qui permettent essentiellement de répondre aux besoins en irrigation des agriculteurs, mais aussi d'atténuer des catastrophes naturelles dues aux inondations tel que cela a pu être le cas au début de l'année 1997. Des barrages donc, mais aussi des canaux artificiels ont été créés afin de supprimer les boucles de certains méandres dans le but de raccourcir les trajets fluviaux et faciliter l'utilisation de la force des courants et des marées. Les premiers projets de ce type de canaux (appelés corta) remontent à la fin du XVIIIè siècle, et le plus récent date de 1982. Ce dernier canal (la corta de Cartuja) a consisté à créer au dessus de Séville un nouveau bras afin d'éviter que le cours naturel du fleuve qui traverse la ville ne soit pas sujet à des crues trop violentes. Importante oeuvre hydraulique de défense qui constitue aujourd'hui la zone vive du fleuve - le lit à partir duquel il peut déborder sans provoquer de dégâts - la corta de Cartuja est située en dehors de la zone de navigation qui permet aux navires en provenance de l'Atlantique de venir faire escale dans le port de Séville. Un port situé de nos jours à 80 km de la mer suivant un tracé fluvial qui originellement faisait 140 km ! La corta de los Jeronimos, achevée en 1888, a par exemple réduit de 13 km le lit initial de la basse vallée du fleuve entre Séville et Sanlucar de Barrameda situé à l'embouchure du Guadalquivir, et permis par la même à des navires de se croiser en circulant dans les deux sens. "Le port et la ville de Séville se sont agrandis en parallèle" indique Carmen Castreno Lucas, responsable de la planification et de l'organisation au sein de l'autorité portuaire de Séville. "Ainsi, il faut garder en mémoire que l'or et les produits précieux rassemblés lors de la découverte des Amériques sont directement arrivés au port de Séville. Ils ont permis à la ville de connaître un véritable âge d'or. Bien sûr, les quais n'étaient pas situés aussi au Sud comme ils le sont maintenant. A l'époque, les navires accostaient au Nord de la Torre del Oro (la tour de l'or) dans laquelle étaient entreposées les richesses. Plus tard, au début du XXè siècle, le quai utilisé se trouvait entre les actuels ponts de San Telmo et del Generalissimo. On l'appelait le quai de Nueva York en raison de l'important trafic qui se faisait avec la ville américaine. Aujourd'hui, avec 70% du commerce réalisé avec l'étranger, le port s'organise pour être une zone industrielle à part entière, en misant sur les nouveaux trafics, les progrès des télécommunications et l'intermodalité des transports. Il contribue ainsi à donner à la ville une image moderne et dynamique".

L'artère vitale d'un corps palpitant
A peine à quelques encablures de la zone portuaire, des sportifs d'élite s'entraînent dans leurs canoës et leurs avirons. Ils viennent de toute l'Europe pour s'exercer et profiter de la tranquillité et de la douceur des eaux du fleuve. Le bras du Guadalquivir qui traverse Séville leur est dévolu. Ici, comme sur tout le bas Guadalquivir jusqu'à l'embouchure de son delta, il n'y a pas de confrontation, pas de récrimination contre les nuisances que serait susceptible d'engendrer les navires marchands. Tout se passe comme si ils se fondaient dans le paysage. La vie du fleuve semble suivre son cours, avec pour arrière fond le va-et-vient des bateaux. Des pêcheurs ayant planté leur canne sur les rives et des enfants se promenant avec leurs parents les regardent passer en s'amusant des remous que provoquent leur sillon. Même l'esturgeon, qui avait fait la notoriété de la ville d'Alcala del Rio en alimentant son usine de caviar jusqu'à sa disparition dans les années 60, est réapparu dans cette zone du Guadalquivir montrant ainsi un signe d'adaptation à ce milieu contrôlé par l'homme. Nombreux par ailleurs sont les individus qui profitent des bienfaits d'un fleuve qui a été partiellement dompté dans sa basse vallée. Les marais (marismas), qui s'étendaient encore au début du siècle sur une vaste zone sauvage, ont été pour une bonne part transformés en terres agricoles consacrées à la riziculture. Tout un système de canalisations relié au fleuve permet d'irriguer facilement et avec précision ces dizaines de milliers d'hectares de terre. Ce qui est également le cas en amont pour les champs d'orangers, d'oliviers et de coton. Dans la large zone de marais qui n'a pas été mis en culture subsiste encore néanmoins une vie sauvage où l'on peut observer par exemple des taureaux et des chevaux en semi-liberté. Mais de façon encore plus spectaculaire, la zone humide protégée proche de l'embouchure désignée par le nom de Donana présente une mosaïque écologique dont la diversité d'espèces et d'espaces en fait l'une des plus grandes et des plus précieuses d'Europe. Au sein des 100 000 hectares que recouvre ce territoire se côtoient plus de 300 espèces d'oiseaux et 33 espèces de mammifères dont certains sont en danger d'extinction tel le lynx d'Espagne et l'aigle impérial. Face à cette richesse naturelle, qui a valu aux marais du Guadalquivir une renommée internationale dés le XIXè siècle, se tient tel un fidèle gardien de l'embouchure la ville de Sanlucar de Barrameda. Port de pêche qui fut longtemps l'escale des navires traversant l'Atlantique, endroit agréable de villégiature servi par de belles plages, et centre de production d'un vin de Jerez réputé, cette cité était jadis connue comme San Lucar, "le lieu sacré". Sans doute en raison de la présence du Guadalquivir qui, en mêlant ses eaux avec celle de l'Atlantique, distille un peu de la ferveur andalouse.

Hugues Demeude