Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Les Ponts de Paris Flammarion, juin 2003 (Photographies de Patrick Escudero)

- Extrait de l'ouvrage - Introduction -

A la fin de l'été 1944, juste avant que les forces de la liberté ne délivrent la capitale, il s'en fallut d'un rien pour que les remous de la Seine n'emportent les lambeaux de ponts dynamités. Le dictateur de Berlin avait donné des ordres explicites pour que soient pulvérisés tous les ouvrages d'art tendus entre les deux rives. Mais le général Dietrich Von Choltitz qui commandait la place militaire de Paris refusa obstinément de s'y conformer. Du pont National au pont Garigliano qui cernent les 13 kilomètres de la plus belle avenue fluviale du monde, ils purent tous, à la faveur de cette grâce inattendue, échapper à leur destruction programmée et demeurer, au cœur même de la cité, de serviables passeurs au noble profil.

Trente quatre ponts se présentent en enfilade sur le cours de la Seine pour permettre aux Parisiens de la franchir. Auxquels il convient d'associer les deux vilains traits d'union du périphérique, ainsi que la passerelle de Bercy qui doit être inaugurée en 2006. Une telle densité d'ouvrages d'art sur un fleuve n'existe dans aucune autre cité. Ponts de pierre et de métal, pareil à un simple ricochet ou articulés sur de multiples arches, ils garantissent en fidèles lieux-tenants l'homogénéité de la capitale. Grâce à cette dorsale urbaine que représentent ces points de suspension sur le fleuve, aucune des deux rives ne s'est développée au détriment de sa sœur de sang. En les desservant de façon cohérente et équilibrée, ces ponts à taille humaine les ont soudé, solidarisé. Chaque jour, des centaines de milliers d'usagers impatients les empruntent, selon une mécanique bien huilée, en suivant un parcours préétabli dans la trame duquel la Seine est loin d'apparaître comme un obstacle. Le fait que ce maillage de voiries apparaisse si fin et que les franchissements soient en si grand nombre, traduit le rôle prééminent joué par le fleuve dans l'épopée parisienne. Depuis deux mille ans, la Seine est le moteur du développement de la ville, son égérie, sa matrone tantôt cajoleuse tantôt fulminante. C'est grâce à elle que la corporation des marchands a pu s'arroger, des siècles durant, les faveurs du commerce fluvial et la fortune tirée de la vente des marchandises en provenance des territoires situés en amont. La ville doit du reste encore beaucoup à son fleuve : avec plus de cinq millions de touristes transportés par an, Paris est le premier port fluvial de tourisme.

Voies de passage et de rattachement, les ponts conservent la mémoire du vieux Paris. Durant le Moyen Âge, Paris devient le premier port du royaume ; les ponts accompagnent son extension. Ils assurent le tracé de nouveaux axes, comme celui qui se fixe au XIVe siècle avec la construction du pont Saint-Michel dans la continuité du pont au Change. Les ouvrages sont pour longtemps dotés de péages, et se hérissent d'habitations. Le pont Notre Dame est à cet égard un modèle du genre avec ses trente-quatre demeures en briques bâties au XVIe siècle. Chaque pont est porteur d'histoire, à l'image de celui de la Concorde. En cours de construction au moment où se produit la Révolution de 1789, il est façonné avec les pierres de la Bastille tout juste démolie. Sa dénomination est, comme souvent, un enjeu : en 1791, il est tout d'abord appelé pont Louis XVI, puis de la Révolution entre 1792 et 1795, et définitivement, de la Concorde. Dans le même registre, l'époque napoléonienne s'empare de ces édifices tenus en haute estime : Austerlitz est inauguré en 1807, le pont d'Arcole commémore un haut fait de guerre face aux Autrichiens, tout comme celui d'Iéna face aux Prussiens. Ces ponts sont alors utilisés à des fins symboliques. Les guerres sont ici associées aux travaux d'utilité publique. A son tour, Napoléon III n'hésite pas a utilisé les mêmes procédés : le pont de l'Alma baptisé en 1856 célèbre la campagne de Crimée au moment où les grands travaux haussmanniens entaillent sévèrement la capitale. Le neveu de Bonaparte tient également à graver son image (à travers l'initiale N entourée d'une couronne impériale) sur les ponts au Change, et St Michel. Les ponts qui sont, pareil à un beau collier, une magnifique parure pour la Seine, deviennent alors le lieu d'un théâtre flottant. Où ne se joue pas que la comédie du pouvoir. Les macarons grimaçants du Pont Neuf, la parure ornementale en forme de rideau de scène du pont Notre-Dame, les fastes du pont Alexandre III offrent un luxe de décorations et de représentations qui attirent l'attention. Les bateaux-mouches, qui firent leur apparition lors de l'Exposition universelle de 1867, ne s'y trompent pas : la scène de spectacle vers laquelle ils tournent leurs projecteurs fait toujours recette.

Pont Neuf, pont Mirabeau, ou pont de l'Archevêché, chacun enjambe la Seine à sa manière. Le pont National est le plus long avec 240 mètres, le plus court est le Petit-Pont avec 32 mètres, le plus large est le pont de l'Alma avec 40 mètres, le pont Sully est le seul à ne pas être construit de façon perpendiculaire aux rives… Les ponts ne font pas que combler un intervalle, ni même réunir les rives qu'ils desservent. Leur singularité en font des attractions à part entière. Tout à la fois chaussée suspendue, théâtre flottant et balcon romantique, ils constituent un patrimoine captivant pour les flâneurs. Reliés entre eux par des quais harmonieux labellisés au Patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1992 dans la portion qui s'étend du pont Sully au pont d'Iéna, ils forment une véritable frontière. C'est un espace hors les murs qui permet de contempler la ville comme un paysage urbain aux multiples facettes, riche de détails et d'enseignements historiques. Un lieu aux allures de belvédère populaire où s'égayent des visages rayonnants, des mines ébahies, qui respirent une joie enfantine, " stupide et profonde " selon l'expression de Baudelaire. Le pont Neuf est sans doute le monument le plus populaire à cet égard. C'est le plus ancien ouvrage d'art d'origine de Paris. Inauguré en 1607 par Henri IV, il était alors le seul à ne pas avoir d'immeubles bouchant la vue sur le fleuve. Ce pont, au pied duquel sont amarrés quelques péniches alanguies, est longtemps demeuré le cœur de la capitale, l'endroit où le tout-Paris se côtoyait. Les marchands d'onguents, de livres, les porteurs d'eau et de marchandises, les bonimenteurs, les bourgeois et autre aristocrates en goguette battaient volontiers ses pavés de leurs semelles.

Ces monuments sans queue ni tête qui vivent les pieds dans l'eau et la tête dans les nuages, ne sont pas pétrifiées mais au contraire bien vivants. Ils vibrent et résonnent, fatiguent et vieillissent. Les premiers à le savoir sont les concepteurs qui s'ingénient à calculer les jeux de force et de résistance, à anticiper l'usure des matériaux ; les seconds sont bien entendus les ouvriers qui les ont façonnés, notamment durant la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où Paris fut transformé de fond en comble. A cette époque l'État est propriétaire des ponts, et pour longtemps encore puisque ce n'est qu'en 1988 que la ville de Paris en devient le légitime détenteur. Propriétaire d'ouvrages pour certains classés monuments historiques : le pont Marie (en 1887), pont Neuf (1889), pont Royal (1939), passerelle Debilly (1966), pont des Arts, de la Concorde, Alexandre III, Iéna, et Mirabeau (tous en 1975).

Au sortir des labyrinthes pierreux refaçonnés par Haussmann, les ponts continuent de garantir une ouverture, un espace de liberté offert à tous les vents. Bien sûr, ils ne voient plus glisser l'ancien désordre gonflé de vie alimenté par la myriade d'embarcations qui s'agitaient sur le fleuve. Les ponts ne représentent plus le même carrefour truculent, bardés de moulins et fardés de logis, où se croisait le Paris populaire à la langue pétulante et affilée. Celle qui faisait dire à Victor Hugo " je suis parisien de nation et parrhisian de parler puisque parrhisia en grec signifie liberté de parler ". Mais ils constituent toujours néanmoins un espace public où règne le mouvement, où s'opère la traversée. Des endroits où soufflent des vents venus d'un ciel complice. Pas seulement ceux connus pour avoir si longtemps soufflés à travers ces hôtels des courants d'air, refuge des désœuvrés, mais plutôt ceux de la vie, ces vents qui caressent les amoureux suspendus dans cet entre-deux de la ville, ayant les ponts coupés depuis leur promontoire tourné vers l'infini. Si " Paris est l'un des plus nobles ornements du monde " comme le pensait Montaigne, les ponts en sont sans doute l'un des plus vifs attraits.

Hugues Demeude